Le Monde Economique L’ergonomie fait partie de ces disciplines qui permettent de prendre en compte le facteur humain dans le processus. Quels sont les défis de cette nouvelle discipline?
Julien Roland Tout d’abord l’ergonomie n’est pas une discipline si nouvelle que ça, puisqu’elle s’est développée notamment après la deuxième guerre mondiale dans un but d’améliorer les conditions de travail dans les usines, c’est ce qu’on appelle l’ergonomie physique. Avec le développement de l’informatique s’est développée l’ergonomie cognitive ou numérique, qui vise quant à elle plutôt à améliorer les interfaces utilisateurs des Logiciels, site Web, Apps, Intranets, etc. En fait l’ergonomie numérique cherche à bien comprendre comment les gens utilisent une interface, afin de l’améliorer en la rendant plus facile à utiliser, plus efficace et plus attractive. Les défis de l’ergonomie numérique sont nombreux :
Il y a des défis liés à son champ d’action : si au départ, elle visait avant tout à améliorer la facilité d’utilisation et l’efficacité d’une interface (l’utilisabilité), l’ergonomie doit maintenant intégrer d’autres dimensions, comme les aspects émotionnels ou hédoniques des interfaces (l’Expérience Utilisateur ou UX), la cohérence entre les différents canaux et points de contacts avec les clients (l’Expérience Client ou CX) ou encore l’optimisation des taux de conversion (pour les sites e-commerce). L’ergonomie met à disposition des outils puissants pour adresser ces problématiques et ces outils évoluent aussi. Il y a aussi des défis liés à la reconnaissance du métier d’ergonome dans le numérique : il est en effet assez difficile de « vendre » de l’ergonomie ; contrairement aux programmeurs –qui livrent du code – et aux designers – qui livrent des fichiers graphiques – les ergonomes ne livrent pas un produit « final ».
Il est donc assez difficile d’en faire comprendre l’importance dans les projets à nos clients, et c’est souvent lorsque les problèmes surviennent (des utilisateurs insatisfaits, une application qui n’est pas utilisée, un produit qui ne se vend pas) que nous intervenons. Une étude réalisée par le Nielsen Norman Group (http://www.nngroup.com/articles/usability-roi-declining-but-still-strong/) il y a quelques années a montré que pour un surcoût de 10% du projet, une intervention d’ergonomie augmentait en moyenne le taux de conversion de 83%. Idéalement l’ergonomie devrait être intégrée dès le début dans les projets numériques, c’est ce qu’on appelle la Conception Centrée Utilisateurs.
Le Monde Economique Aujourd’hui, il ne suffit plus de concevoir de jolis produits affichant leur technologie. L’enjeu croissant consiste à comprendre les attitudes des utilisateurs et à se centrer sur les usages. Comment simplifier les interfaces des sites web?
Julien Roland Vous avez tout à fait raison. Il me semble que la clé est d’apporter une vraie valeur aux utilisateurs à travers un produit ou un service numérique. Et pour les utilisateurs le produit ou le service, c’est son interface. L’ergonomie a donc un rôle clé à jouer. Comme vous le dîtes parfaitement, simplifier les interfaces demande de parfaitement comprendre les besoins et les problèmes rencontrés par les vrais utilisateurs, afin d’y apporter des solutions pérennes qui seront génératrices de ROI pour l’entreprise. Trop souvent les interfaces sont conçues à travers des critères esthétiques de mode, sans rencontrer vraiment les utilisateurs.
Le cœur de notre activité consiste donc à rencontrer les clients ou utilisateurs, devant un écran, à travers des tests d’utilisabilité, des entretiens ou des observations ethnographiques afin de proposer des interfaces optimisées qui leur apportent une vraie valeur, pas une valeur imaginée. C’est la seule façon de créer de manière systématique des interfaces qui marchent. Notre expertise méthodologique et nos outils nous permettent de recueillir des données qualitatives et quantitatives fiables pour dépasser les opinions diverses et rassurer les acteurs projet.
Le Monde Economique Votre travail n’est-il pas finalement celui d’un graphiste?
Julien Roland Non. Mais c’est une distinction qui n’est pas toujours très claire pour nos clients. Et on les comprend ! En fait nous collaborons de manière très proche avec les graphistes. Pour prendre une analogie, si l’ergonome construit le squelette de l’interface, le graphiste habille ensuite ce squelette – on parle d’ailleurs d’habillage graphique. Par exemple pour un site Web, après avoir rencontré les utilisateurs et analysé les données, l’ergonome va aider à définir les différentes rubriques du site, les menus pour la navigation, les étapes du processus d’achat – c’est l’architecture de l’information – ainsi que la structure de chaque page – où se trouvent la navigation, les formulaires, les boutons, etc. – et les libellés.
Notre livrable principal, ce sont des Wireframes, c’est-à-dire une représentation schématique des écrans de l’interface. C’est la spécification ergonomique de l’interface. Le rôle du graphiste est ensuite d’habiller ces Wireframes, en définissant une charte graphique pour le site, un langage visuel, des polices, des logos et icônes, etc. qui donneront son identité à l’interface et la rendront attractive. L’intervention d’un ergonome et d’un graphiste sont nécessaires pour une interface réussie, et les deux doivent travailler main dans la main.
Le Monde Economique Généralement le débarquement d’une équipe de consultants externes au sein d’une entreprise est toujours annonciateur de changements profonds. Dans votre secteur d’activité que peut trahir l’arrivée d’un ergonome au sein d’une entreprise ou d’un service ?
Julien Roland Nous avons en effet jusqu’à présent évoqué la dimension « technique » de l’ergonomie, c’est-à-dire son impact concret et mesurable sur les interfaces numériques. Mais une dimension essentielle de notre activité chez Cairnz consiste à accompagner le changement. Lorsque nous menons des entretiens ou des observations dans les organisations, nous recueillons bien sûr les besoins des utilisateurs – c’est la dimension « technique » du travail – mais nous avons également un rôle d’écoute et un impact pédagogique auprès des utilisateurs qui participent ainsi pleinement à la conception du futur système, de leur futur système. Cette démarche qui caractérise l’ergonomie telle que nous la pratiquons est fondamentale pour faciliter le changement et l’acceptation du nouveau système ou de la nouvelle interface.
Les technologies sont maintenant matures et maîtrisées, mais trop de projets informatiques échouent parce que les utilisateurs n’ont pas été vraiment écoutés. Pour nous, intégrer les utilisateurs de manière sérieuse dans la conception est nécessaire à la performance économique du projet, ce n’est en aucun cas un frein. De même, lorsque nous réalisons des tests utilisateurs, nous insistons pour que les parties prenantes du projet assistent à ces tests (à travers une vitre sans tain), et constatent en direct les problèmes rencontrés par les clients sur un site Web. C’est une expérience vraiment éclairante pour tous, qui facilite les prises de décisions et l’établissement des priorités, et permet de « débloquer » les projets.
Le Monde Economique En matière de développement logiciel la mode est aux certifications surtout à celles venues des Etats-Unis. Est-il envisageable de voir apparaître dans un futur proche une certification numérique plus axée sur les principes de l’utilité immédiate et de l’efficacité opérationnelle ?
Julien Roland Il n’existe à l’heure actuelle pas de certification produit au niveau international en ergonomie, même si le TüV (l’organisme de certification Allemand) délivre un certificat de conformité par rapport à un test d’utilisabilité standardisé, qui s’appuie sur des normes ISO. Par contre, l’ergonomie fait appel à des normes (p.ex. ISO à l’international, AFNOR en France) et des critères (p.ex. Nielsen, Bastien & Scapin) qui sont très largement utilisés par les professionnels du secteur. Ce genre de certification produit pourrait se développer dans les domaines industriels à risques (p.ex. aviation, nucléaire), par contre cela me semble plus difficile dans le domaine des applications métier ou du grand public.
Comme je l’évoquais au début, les aspects émotionnels de l’interface prennent une part de plus en plus importante, et l’ergonomie cherche maintenant à améliorer toute l’ « expérience utilisateur ». Or s’il est envisageable de certifier un logiciel parce qu’il est « facile à utiliser » ou « sûr », il est sans doute plus difficile de le faire parce qu’il est « excitant à utiliser ». D’autre part, l’interface et l’expérience utilisateur constituent maintenant l’un des facteurs clés de différenciation des produits numériques – Apple l’a bien démontré – et suscite donc une innovation constante, qui se prête à mon avis assez peu à la certification.
Par contre, ce qui est en train d’apparaître c’est une certification professionnelle du métier, comme par exemple la « certification UX » discutée au sein de l’UXPA, l’association des professionnels de l’expérience utilisateur. D’autre part, une certification des processus de conception centrés utilisateurs me semblerait être une bonne idée. C’est en effet la qualité du processus de conception centré utilisateur (p.ex. analyse des besoins, tests utilisateurs, validation itérative, etc.) qui est à même de garantir la « qualité UX » du produit ou service final.
Le Monde Economique Comment envisagez-vous le développement de Cairnz dans les prochaines années?
Julien Roland Nous avons pour vocation d’apporter un maximum de valeur en accompagnant et en anticipant les besoins de nos clients et de leurs utilisateurs. Pour cela je vois au moins 3 axes que nous allons continuer à développer. Le premier consiste à apporter toujours plus d’éléments objectifs de décision à nos clients afin de rassurer et minimiser les risques des projets. Pour cela nous développons et testons des méthodes et outils qui nous permettent de recueillir des données mesurables : nous avons par exemple participé au développement d’un Eyetracker qui s’intègre simplement à nos tests et qui nous permet de voir où les utilisateurs regardent sur une interface, afin d’optimiser de manière précise les informations qui sont affichées. Le deuxième axe de développement consiste à être capable d’évaluer toujours plus de dimensions de l’expérience utilisateur qui deviennent prépondérantes pour nos clients : nous allons par exemple compléter nos entretiens qualitatifs par des questionnaires quantitatifs qui permettront d’évaluer les qualités émotionnelles et l’attractivité d’une interface. Enfin, le troisième axe vise à proposer à nos clients des modes de fonctionnements qui leur facilitent la vie et qui correspondent aux nouvelles réalités organisationnelles de l’IT. Par exemple, avec l’un de nos clients nous mettons au point un processus ergonomique et des livrables très efficaces qui s’intègrent avec un minimum de « perturbations » au fonctionnement agile. C’est la preuve qu’en plus d’apporter des bénéfices économiques significatifs et mesurables au projet, une conception centrée utilisateur pragmatique peu avoir un minimum d’overheads pour les équipes !
Interview réalisée par Patrice Bievre
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Photo de Julien Roland prise par Mike Sommer, coworker @ Muse Lausanne
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Contactez-les ! Florent.schlaeppi@novertur.com / 079 362 25 61 – info@cairnz.ch / 076 744 78 49
Ou venez les rencontrer au piknik @ Muse Lausanne, tous les mardis de 12h à 14h !
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