Article de Christian Lecomte, journaliste au Temps, paru le 24 oct. 2014 . A retrouver en intégralité ici.
Des espaces de travail partagés émergent en périphérie des villes. C’est le cas autour de Genève. Ces lieux évitent des déplacements et offrent la possibilité de continuer à œuvrer pour une entreprise, mais en lien physique avec d’autres travailleurs
Trois jours par semaine, Audrey Martin quitte le Pays de Gex où elle réside et rallie en voiture Annemasse, en prenant soin d’éviter Genève «toujours encombrée». Elle passe par Saint-Julien-en-Genevois. «Ça fait plus de kilomètres, mais je gagne du temps» dit-elle. Travailleuse indépendante, Audrey se rend à Entrelac, un espace de coworking devenu son second lieu de travail. La jeune femme est créatrice d’entreprise dans la cosmétique naturelle. Elle a longtemps travaillé chez elle, souffrant «de la solitude, du manque d’échanges». Elle a tenté de travailler dans une médiathèque, s’y est sentie tout aussi seule.
A Saint-Genis-Pouilly, une pépinière d’entreprises existe mais sans lieu de travail partagé. «J’aurais pu aller par exemple à la Muse, un espace de coworking connu à Genève, mais les prix sont trop élevés et puis entrer, sortir de la ville, se garer, cela stresse.» Lorsqu’elle a appris à la mi-septembre qu’un premier lieu de ce type ouvrait à Annemasse, elle est allée voir et a été vite convaincue que l’endroit répondait à ses besoins et à son budget (elle paie 210 euros par mois). «Je rencontre du monde, d’autres indépendants comme moi, il y a une dynamique, je peux recevoir mes clients dans la salle de réunion, c’est mieux que les bars.»
Entrelac a été fondée par Marion Majou, une juriste qui a travaillé sept ans à Londres. Son compagnon a été muté dans la région genevoise, elle l’a suivi et a eu envie de créer un espace pour des gens comme elle, qui veulent entreprendre. «Il y a 2500 espaces comme cela à travers le monde, indique-t-elle, le nombre double chaque année, à Londres il y en a partout. Mais dans le Genevois français, c’est le vide, il faut aller à Annecy pour en trouver.»
Les besoins sont pourtant énormes dans une région (Haute-Savoie, Ain) parmi les plus dynamiques de France. Un sondage initié au printemps 2014 par les partenaires du Grand Genève, auquel ont répondu 500 personnes (50% de salariés, 30% de dirigeants et 20% de travailleurs indépendants), montre que les pendulaires passent en moyenne 55 minutes dans les transports jusqu’à leur lieu de travail. Plus de la moitié des personnes souhaitent télétravailler, mais souvent les employeurs y sont peu favorables. L’enquête indique que 38% des entreprises qui autorisent le télétravail se déclarent intéressées par les lieux partagés. Les télétravailleurs estiment que ces espaces de coworking limitent les longs déplacements (88%), enrichissent leurs réseaux (63%) ou sécurisent un employeur résistant au principe du travail à domicile (25%). A titre d’exemple, Cérice Greze, consultant auprès du cabinet de conseil Ocalia et cheville ouvrière de l’étude, précise que le télétravail pour un salarié d’une entreprise genevoise habitant à Bonneville (Haute-Savoie) peut représenter une économie annuelle de 2800 francs. Elle lui épargne 5200 km de route et libère 105 heures. «Le télétravail permet de gagner 10% d’efficacité; s’il s’effectue dans le cadre d’un lieu de travail partagé, le gain sera supérieur [grâce à l’émulation entre les travailleurs, ndlr]», poursuit-il.
Encore faut-il que l’offre existe en dehors de Genève. Marion Majou est persuadée que les ouvertures vont s’accélérer. Elle loue un espace dans les locaux de la communauté de communes Annemasse Agglo. Elle emménagera dans la future pépinière d’entreprises qui ouvrira en mai 2015 dans le quartier de la gare, actuellement en pleine rénovation pour recevoir le CEVA. «J’aurai à ma disposition cent mètres carrés avec l’idée qui germe d’une crèche, confie-t-elle. Le territoire se prête au coworking, avec beaucoup d’indépendants, de créateurs d’entreprise et bien sûr de frontaliers. Il y aura des salles de réunion, des box, des moyens mutualisés.» Le financement est privé sur fonds propres et prêt bancaire et elle a bénéficié du soutien de la Maison de l’économie développement d’Annemasse. Six coworkers ont pris un abonnement, dont Thomas Pellegrin, un informaticien indépendant d’Annemasse qui a fréquenté la Muse – «trop loin, trop cher», dit-il – et qui s’est précipité dès l’ouverture d’Entrelac, où il débourse 300 euros par mois.
Marion Majou a visité la Muse, a beaucoup aimé le lieu. Ouvert en 2009, à Plainpalais, il s’agit du premier espace de ce genre à Genève. Celui-ci comprend 300 m2 d’espaces. Les locaux ressemblent à un labyrinthe qui monte et descend. Ils accueillent 45 coworkers: des indépendants, des start-up, des gens qui viennent y faire germer leur projet sans grand risque (250 CHF par mois la place de nomade, 350 celle de fixe, 800 pour la formule entreprise). On peut y louer un bureau ou amener ses meubles.
Marie, conceptrice multimédia et auteur de livres pour enfants, y a aménagé. A ses côtés, quatre jeunes hommes commercialisent via Internet des modèles réduits de vieilles voitures rares. Gabrielle, sous l’escalier en colimaçon, traduit des documents en allemand et en anglais. C’est un lieu de sociabilité, propice au réseautage. Les enfants y sont acceptés, les chiens aussi.